[En pause] Les contes d'un autre monde : Le Questionnaire

- « Ahem… »
Mitchell émergea soudainement de ses rêveries. Tant bien que mal, il souleva sa tête, lourde comme une enclume. Une femme blonde, la quarantaine, lui adressa un regard insistant. Elle tenait avec sa main droite un dossier beige.

- « Euh… Excusez-moi, je me suis assoupi, dit-il en se frottant les yeux.
- J’ai cru remarquer, répondit-elle s’une voix sèche. »
Elle finit par déposer le dossier sous le nez de Mitchell, puis commença les explications :
- « Bien. Voici votre questionnaire. Ne répondez à une question que si vous avez répondu à la précédente. Soyez clairs et concis, mais pas trop. Si vous avez des questions, n’hésitez pas à demander. Vous avez vingt minutes. »
Elle ressortit par la porte de derrière en faisant claquer ses talons sur le sol.
Mitchell se retrouva seul dans cette grande pièce vide. Le mur d’en face était recouvert par un miroir. La salle lui semblait bien plus grande qu’elle ne l’était vraiment.

Il ouvrit à présent le dossier en face de lui. Une photo de lui s’y trouvait. Dessous, une dizaine de pages attendaient. Les questions allaient de 1 à 42. En feuilletant les pages, il s’aperçu que les questions n’avaient pour la plupart aucun lien entre elles, ça passait du coq à l’âne. Après un avoir sortit un léger soupir, il débuta le questionnaire.

Première question, « Décrivez-vous physiquement et moralement ». Il rapprocha de lui le pot à stylo, et en sortit un crayon rouge. Il le reposa et en sortit un autre, avant de se rendre compte qu’ils étaient tous rouges. Mitchell leva ensuite la tête, se regarda dans le miroir. Il écrivit quelques lignes dans la partie « Physique » de manière très concises comme le demandait la phrase en italique au-dessus des lignes à compléter : Blanc, brun, barbu, yeux marron vert, pas très grand… et cetera. Lorsque vint la partie « Morale », il se mit à réfléchir quelques instants. Il ne nota que quatre choses, sympathique, sérieux, ouvert, rêveur. Ça fera l’affaire, se dit-il. La deuxième question se présenta à lui. « Que s’est-il passé de la réception du feuillet d’informations à votre arrivée au centre ? »

Mitchell ouvrit sa boîte aux lettres. Parmi les multiples enveloppes blanches de mauvais augure, une feuille tomba du lot. Il se baissa et ramassa le triptyque. En apportant tout ça chez lui, il lut la première page du dépliant : « Sondage national : la vie de l’homme ». Perplexe, il posa le reste du courrier sur sa table basse. « Venez le 20 janvier participer au grand questionnaire. Donnez un peu de votre temps pour cette enquête de grande envergure ! » disait la seconde page, ainsi qu’« un chèque d'un montant de 500 euros vous sera offert ». Mitchell trouva cela très tentant. Même s’il s’en sortait bien financièrement, un coup de pouce serait le bienvenu. Il relit une troisième fois la dernière phrase, et finit par se décider à y aller.
Le jour même, Mitchell enfila une chemise raillée blanche et bleue puis il sortit de chez lui et ferma la porte à clé. Le bus qu’il devait prendre arriva devant l’arrêt et il dut courir pour le rattraper. Puis il passa à côté d’un arbre et une branche lui érafla la joue droite. Il sentit une légère brûlure et se frotta la peau qui commençait à saigner.

Sorti du bus, il marcha dans une flaque de boue et râla à la vue de ses chaussures maculées de liquide marronnasse. Le centre se trouvait à quelques mètres de l’arrêt, lorsqu’il regarda sa montre il fut soulagé en voyant qu’il n’était pas en retard.

À l’intérieur, une jeune femme lui montra un long couloir à suivre.

Mitchell termina sa phrase et posa le stylo à droite des feuilles. Même si ses souvenirs  étaient un peu confus, il pensait les avoir bien résumés. Cependant, sans savoir quoi, quelque chose clochait, mais il ne prit pas trop en compte cette impression étrange.

Il voulut vérifier qu’il n’avait pas trop pris son temps, cependant un poids manquait autour de son poignet gauche. Il retroussa sa manche et ne vis aucune montre. Il jeta un œil autour de lui, au cas où il l’aurait fait tomber en entrant. Cependant il ne vit rien et se crispa. Et merde ! pensa-t-il. Il s’agissait du dernier cadeau de son père, avant qu’il ne disparaisse. Il soupira.
- « Un problème ? demanda une voix, il reconnut la voix de la blonde.
-  Non… Non rien. »
Mitchell se ressaisit et lit la question suivante. « Avez-vous un(e) petit(e) ami(e) ? » Il reprit son stylo.

Lena l’attendait à la sortie de l’université, le visage enjoué et rayonnant. Mitchell lui attrapa la main droite et l’embrassa.
- « T’es un peu en retard, lui reprocha-t-elle avec tout de même un sourire.
- T’as qu’à savoir conduire ! Lui rétorqua-t-il d’un ton moqueur.
- Enflure ! »
La tenant par la taille, il l’accompagna jusqu'à sa voiture. Jamais auparavant il n’avait ressenti ça pour une femme. Ils s’étaient rencontrés chez un ami commun, ils ne s’étaient pas quittés de la soirée.
Mitchell démarra la voiture. Leur appartement se trouvait à quelques kilomètres de la fac, c’était un petit studio qu’ils avaient déniché quelques mois plus tôt. La route était assez calme cet après-midi.

- « Comment s’est passée ta journée ? Demanda Lena.
- Routine, j’ai classé des dossiers. Passionnant. Et toi ?
- J’ai perdu ma bourse…
- Hein ?! Comment ça ?
- Le prof d’éco s’est arrangé pour me l’enlever.
- T’as fait quoi encore, répondis Mitchell, exacerbé.
- Mais rien !
- Lena… »
Ils ne s’adressèrent plus la parole, avant d’arriver à l’appartement. Lena savait bien que l’équilibre financier dans lequel ils se trouvaient était plus qu’instable, ce qui énerva encore plus Mitchell.
Arrivés chez eux, ils s’affalèrent tous les deux sur le canapé, Lena s’excusa. Mitchell tenta de paraître indulgent et gentil, mais il restait tendu. Après avoir pris leur repas, ils allèrent tous les deux se coucher.

Il s’appuya sur le dossier de la chaise, il avait dépassé de plusieurs lignes l’espace prévu pour la réponse. Tant pis, se dit-il. Il passa directement à la question suivante : « Comment avez-vous fêté le Nouvel An ?" Soudain, quelque chose d’étrange se produisit. Il se sentait angoissé.

Il respira un grand coup, sans savoir ce qui lui arrivait. Cependant cette sensation s’apaisa rapidement. Il se redressa sur sa chaise et démarra une nouvelle phrase.

Il était un peu moins de vingt et une heures, Mitchell et Lena s’étaient posés sur un coin de la colline qui surplombait la ville. Le vent soufflait légèrement. Tous les deux, ils avaient prévu d’attendre à cet endroit les douze coups de minuit.
- « Mitchell, commença Lena, je suis désolé…
- De quoi ?
- J’ai recommencé…
- Tu as quoi ?!
- Je sais, excuse-moi par pitié ! S’exclama-t-elle d’un ton suppliant.

- Je ne fais que ça ! Combien de temps penses-tu que je vais encore être obligé de supporter ça ! Hein ? Cria-t-il avec rage.
- S’il te plait…
- Non ! J’y arrive plus ! Tu comprends ça ! Toi et ta satanée drogue ! Hurla-t-il en la tenant par les épaules. »
Mitchell arrêta d'écrire.
Lena se dégagea, les yeux embués de larmes. Elle courut vers le petit bois qui précédait la colline. Mitchell, fou de colère, la suivit. Les pas s’accélérèrent. Lena pleura de tout son corps, son maquillage commença à couler sur tout son visage.

Mitchell, rouge de fureur, essaya de la rattraper. Les arbres autour d’eux défilèrent, le vent s’intensifia. Jamais il n’avait ressenti cela pour une femme, ce mélange d’amertume et de haine profonde, noire. Lena ! Cria-t-il de tout son cœur. Elle se retournait de temps en temps. Ce n’était plus de la tristesse qu’affichait son visage, mais de la peur. Mitchell ne s’était jamais conduit comme cela envers elle. Et surtout, jamais elle n’avait eu peur de lui. Soudain, sans crier gare, elle sentit des mains s’agripper à elle, et ce fut la chute. Sa tête tomba dans la terre humide. On la retourna. Mitchell la retourna, ivre de rage.

Il se regarda dans le miroir
Elle se débattit avec force. Il la tenait comme il le pouvait, puis, il la tint d’une seule main et attrapa une roche à sa droite.
Dans un mouvement bref et violent, son bras s’abattit. La pierre aussi. Et ce fut fini.

-« Non… Non… répéta Mitchell, sous le choc. J’ai…
- Tout va bien ? Demanda la femme blonde.
- Je… je. »
Il commença à trembler.
- « Je l’ai… »
Soudain, il explosa. Les larmes affluèrent. Il hurla.

- « Tué ! Je l’ai tué ! »
Il se regarda une nouvelle fois dans le miroir, et c’est ainsi qu’il vu ce qui n’allait pas. À vrai dire, rien n’allait. Sa chemise rayée verte, ses chaussures on ne peut plus propre, la blessure inexistante.
- « Qu’est-ce que… réussit-il à articuler entre deux sanglots.
- Deux sept, off. »

Derrière Mitchell, une lumière bleue apparue. Il se retourna et ne vit rien. Puis remarqua qu’il s’agissait de sa nuque, juste avant que la lueur ne prenne une couleur rouge. L’androïde s’écroula.

Derrière le miroir, la femme blonde, accompagnée d’un homme, regarda la scène avec fascination. L’homme eut un air fier.

- « Je vous avais dit que le sujet Mitchell Lee était parfait pour le test, dit l’homme.
- Je dois l’avouer. Reste plus qu’à vérifier la compatibilité universelle avec le corps robotisé. En revanche je suis désolé de vous dire ça, mais le travail a été un peu bâclé.
- Mais madame…
- Ne me dites pas que vous n’êtes pas fichu de vérifier une simple couleur dans un souvenir de synthèse, que vous êtes censé avoir créé vous même…