[Créations Diverses] Havane

L’immeuble délabré qui me sert régulièrement de refuge semble grimacer. Des lézardes larges comme mes mains balafrent les murs décrépis. Je monte une à une les marches du vieil escalier, le bois craque et gémit à chacun de mes pas. Mes jambes faiblissent et je dois m’accrocher d’une main tremblante à la rambarde pour ne pas tomber. J’ai du mal à me concentrer sur la montée, mon esprit dérape, incapable de se stabiliser sur l’effort. L’image de mon frère Liam me saute aux yeux, son sourire vrai et rayonnant, ses lèvres fines et roses, ses yeux bleus-gris, comme les miens... Il est si beau, il me manque tellement… Mon esprit continue de sautiller d’un fantôme de mon passé à l’autre sans se fixer sur aucun. J’arrive sur le palier, l’appartement que je tente de rejoindre n’a plus de porte depuis longtemps, « l’hôtel des courants d’air » comme dirait maman. Comme aurait dit maman… un gout de bile s’impose sur ma langue à cette correction. Les images défilent plus vite, mon frère, maman, la nuit, la voiture familiale bleue. Je cligne furieusement des yeux pour chasser ces images.  J’ai la gorge sèche, je n’entends que le bruit de mes pas et rien en provenance de l’appartement… Le doute me gagne, ma respiration s’accélère, il n’est pas là… Non impossible, il m’a dit de venir, il est forcement là, il doit être là, j’en ai besoin. Le tremblement de mes mains s’accentue, le sang bat si fort dans mes oreilles que je n’entends plus rien d’autre, j’essaye d’accélérer mais c’est maintenant tout mon corps qui tremble. Je baisse la tête et tente de me concentrer sur mes pieds pour ne pas qu’ils s’emmêlent.
Enfin je franchis le seuil. Marc est là, assis dans le vieux fauteuil, mon esprit se calme un peu mais le tremblement est toujours là… Plus pour longtemps maintenant.
-j’ai cru que tu n’étais pas là. Dis-je à bout de souffle
-Je ne laisse jamais tomber mes meilleurs clients. S’esclaffe Marc.
-Tu as ce que je t’ai demandé?
-Bien sure bébé, installe toi et prépare toi au décollage! Tu vas voir, ça va te plaire.
Je m’étale sur le divan sans âge, Marc est déjà au travail, concentré sur sa tache, ses mains expertes répètent des gestes qu’elles ont déjà fais cent fois. Je le regarde faire avidement, sachant que bientôt j’oublierais tout, les fantômes, les angoisses, la douleur…
Sans s’arrêter, Marc me questionne d’un regard. Pas besoin de mots, on se connait depuis suffisamment de temps. J’enfonce ma main dans la poche arrière de mon jean's pour en sortir aussitôt une poignée de billets froissés. J’observe ma prise durant quelques secondes avant de la lâcher négligemment sur la petite table ou Marc s’affaire.
-Merci, c’est toujours un plaisir de bosser avec toi ma belle… J’ai presque fini… tiens!
Il attrape un lacet qui gisait sur son fauteuil et me le tends. Sans une hésitation, je l’enroule autour de mon bras gauche avant de serrer et de le nouer. Déjà, la veine qui circule au creux de mon coude commence à prendre du relief.
-Ca y est Moira j’ai fini, vas y tranquille, j’ai mis la dose…
S’arrêtant pour regarder le tremblement de mes mains, il ajoute :
-Tu veux que je le fasse?
-Non c’est bon, vas y, j’imagine que tu as d’autres chats à fouetter.
-Hé! il faut bien faire marcher le commerce! me répond t il d’une voix enjouée en posant devant moi l’objet de mon désir et ramassant l’argent au passage.
-Bon alors j’y vais ma jolie, appelle moi quand tu veux, tu sais que je serais toujours là pour toi!
Oui, temps que j’aurais de quoi payer me dis-je…

Marc me lance un clin d’oeil et sort de la pièce. Me voilà seule face à ma libération. Je sens l’envie monter en moi, je me fais l’effet d’un gros chien bavant devant un steak qu’on aurait oublié de rangé. La comparaison me fait rire et je m’esclaffe seule dans ce salon miteux. Je ne me presse pas toutefois, je sais que dans quelques secondes je serais loin d’ici, loin de tout. L’image de maman revient, aussitôt remplacée par celle de mon frère. Je chasse encore une fois mes fantômes et saisit la seringue. Plus jeune, je me suis toujours dit que je ne pourrais pas toucher aux drogues, prétextant que je serais incapable de me percer consciemment le bras avec une aiguille. Un sourire sans joie passe sur mes lèvres. Comme quoi, avec un peu de motivation…

L’aiguille trouve facilement la veine qui est maintenant très visible sous ma peau claire. La petite douleur familière me rassure, bientôt j'irais mieux, c’est sure. J’appuis lentement sur le piston comme Marc m’a appris à le faire il y a longtemps, presque une éternité. Le produit transparent file dans ma veine, il part se confondre avec mon corps, se mélanger avec chaque part de moi. J’ôte l’aiguille et le lacet d’un même geste, laissant ainsi le doux poison se répandre. Juste le temps de poser mon matériel et un vertige me saisit. Mon corps se fait lourd et je m’allonge pour ne pas m’effondrer. La pièce vacille légèrement, ses contours deviennent flous, s’allongent, se déforment. Je ferme les yeux, attendant la délivrance, les papillons multicolores ou les gouttes de lumières qui m’habitent à ces moments là. Mais mon esprit part dans une autre direction, pas celle que j’aurais voulu, pas celle dont j’aurais eu besoin. C’est le défaut de la cuirasse, impossible de guider le voyage vers là où on le voudrait, on ne peut qu'y céder et profiter.
Je perds pied, les images derrières mes paupières tournent si vite que j’en ai la nausée, mais je ne peux plus résister… Je m’abandonne, relâchant chaque muscles, mon corps n’a plus de consistance, il n’y a plus de haut, ni de bas. Je suis dans la voiture,il fait nuit, maman est assise sur le siège passager, Liam à l’arrière et moi au volant. Il pleut. Il fait sombre, mais j’ai confiance je connais bien cette route. Je me retourne et tends le bras d’un geste vif pour frapper mon frère qui vient de dire une énormité. Il rit. Maman crie : « Moira! » . Les feux de l’autre voiture. Je vais trop vite. Je glisse… Le temps s’épaissit, il perd sa fluidité. Comme le ressac, le son disparait et reviens  plus violent encore. Quelqu'un hurle. Un vacarme assourdissant résonne, un combat de monstres de métal. Une masse sombre traverse l’habitacle percute le pare-brise et rebondit vers le siège passager. Les monstres continuent de se battre. Le temps finit par se figer totalement, tout est noir… Quelque part, très loin, Des voix d’hommes.
-Ici! Il y en a une vivante.
-Par là! Laissez tomber les autres, ils sont mort.
-le cauchemar est terminé mademoiselle, vous m’entendez?

Faux. Et le cauchemar recommence encore et encore...